Les enfants des rues

Fuyant des familles brisées par la misère et la violence, maltraités, violés, les enfants des rues proviennent même des localités les plus lointaines du Pays. Ils survivent et arrivent jusqu’aux marchés des villes, en particulier dans ceux de la capitale, Managua, en mendiant, en volant, en attaquant, en exerçant des travaux inappropriés à leur âge. Tout en subissant des violences et parfois des tortures, réunis en petites bandes agressives et opposées entre elles-mêmes, ils passent la nuit sous les bancs du marché ou par terre sur des cartons, ils inhalent des vapeurs de colle et d’autres drogues mortelles et utilisent même des couteaux ou des armes pour se défendre et pour attaquer. Au Nicaragua, un des pays les plus pauvres de l’Amérique centrale, avec les indices les plus hauts de natalité et de mortalité, les mineurs de dix-huit ans constituent plus de la moitié des 5 millions d’habitants. Les enfants des rues se comptent par milliers. Leur nombre croít sans cesse, ce qui est un triste indicateur de la condition du Pays.

NOUS NOUS SOMMES ARRÊTÉS REGARDER LES ÉTOILES (Télécharge le file pdf)

J’avais vu los niños de la calle au Mexique, au Guatemala; des pays où ces problème régnaient déjà depuis des années. Au Nicaragua cependant, il n’existait presque pas. Le gouvernement sandiniste assurait l’éducation, les soins médicaux et la canasta basica, c’est-à-dire le minimum alimentaire. Les enfants que l’on voyait dans les rues, peu nombreux, étaient presque tous orphelins de guerre. Je n’avais donc pas été frappée par eux. Mais trois enfants m’ont marquée. Ils étaient tout petits et dormaient dans la jante d’un camion. Ils n’étaient pas du tout différents des autres enfants; je ne leur ai pas parlé, il ne s’est rien passé . Je ne sais pas pourquoi ils ont déclenché un sentiment de rage. Une rage si grande que j’ai décidé sur le champ de tout laisser et de travailler avec eux. Et cette rage dure toujours, parce que depuis ce jour-là la situation s’est terriblement aggravée, et chaque jour on en voit de toutes les couleurs.
En realité après cet événement, je ne suis retournée au Nicaragua qu’en 1991. Pendant trois années j’ai dû me battre pour obtenir une retraite anticipée. Une fois parvenue, je suis repartie. Seule, sans bien savoir comment m’organiser, sans aucun soutien. J’ai commencé à travailler dans les barrios les plus misérables, comme le Dimitrof, où n’entre même pas la police, et dans les asientamientos, lieux où les gens vivent dans des baraques croulantes, construites avec quelques morceaux de tôle assemblés ou avec des toiles de plastique noir. Des gens arrivaient des quatre coins du Nicaragua. Je voyais les aspects les plus brutaux du post-sandinisme. L’ordre de rendre aux propriétaires les terrains que la révolution avait confisqués et redistribués aux campesinos, paysans, avait déjà été donné. C’est ainsi que les grands latifundistes qui s’étaient enfuis à Miami revenaient et reprenaient leurs terrains. Quand la police n’arrivait pas à éloigner les paysans, les propriétaires arrivaient avec leurs escadres armées et les chassaient par la force. Les paysans s’enfuyaient à Managua et formaient les asientamientos. C’est à cause de ce problème de terres que les premiers enfants des rues apparaissent.
Les familles allaient en ville, n’y trouvaient rien, et les hommes, tous « compas » ou « contras », étaient rares, s’ils n’étaient pas morts ou s’ils ne s’étaient pas enfuis (il faut y mettre aussi le machisme nica). De toute façon, la plupart des femmes se retrouvait seule. Elles erraient dans les rues toute la journée à la recherche d’un travail, en laissant leurs enfants seuls dans ces baraques. Il m’arrivait parfois de regarder à la dérobée à travers les planches et les trous du plastique. Les enfants étaient liés par des chaínes de crainte qu’ils puissent s’enfuir. Certains d’entre eux n’avaient presque plus de cheveux: ils se les arrachaient à cause de la faim et de la peur. Que vais-je faire? Je continuais de me questioner. J’ai commencé à écrire des lettres et encore des lettres. Quelques amis ont commencé à me soutenir, mais ils ne pouvaient pas faire grande chose.
Les organismes puissants ne me connaissaient pas et avaient en tête des projets grandioses de rues, d’hôpitaux, de systèmes de distribution d’eau potable, et quand je leur parlais des enfants, ils me regardaient comme si j’étais un peu folle. Dans ces premiers temps, je vivais dans une pension. Je pensais ouvrir un comedor, une cantine, car ces enfants ont surtout besoin de manger. Certains d’entre eux, à l’âge de cinq ou six ans, ne pouvaient presque pas marcher à cause de la malnutrition. Que pouvais- je faire ? Je savais que je ne pouvais pas rédiger des projets, attendre: ils avaient besoin d’aide tout de suite. Dans cette confusion de sentiments, j’ai cherché une petite maison et je l’ai trouvée à Ciudad Jardin, derrière le Marché Oriental. C’est là que pour la première fois j’ai fait la connaissance de la pega, la colle à chaussures que les enfants sniffent pour faire passer la faim et la peur.
Ce sont deux enfants qui me l’ont faite connaítre Harling et Hormiga. Ils avaient six, sept ans et étaient maigres et petits. Tout s’est passé ainsi. Sur mon patio qui donnait sur la rue il y avait un arbre de guayaba, un fruit qui est délicieux quand il est mûr. Je les ai vus alors qu’ils ramassaient par terre les fruits tombés et désormais pourris. Je me suis approchée d’eux et je leur ai demandé pourquoi ils les mangeaient. Ils m’ont répondu qu’ils avaient faim. Alors je les ai invités à l’intérieur, je leur ai donné du pain avec du beurre. Ils m’ont dit qu’ils étaient huelepega et qu’ils vivaient au marché Oriental, à l’Église du Calvaire. C’est ainsi qu’a commencé l’histoire des Quinchos, avec deux enfants qui ne sont jamais entrés dans le Projet. Le jour suivant je suis allée les chercher. Eux n’étaient pas là, mais il y en avait beaucoup d’autres, et des prostituées et des alcooliques. Le début a été tragique car ils refusaient le contact avec les adultes: ils s’étaient échappés de la violence familiale et retrouvaient dans la rue autant de violence de la part des adultes. L’acceptation est arrivée peu à peu, parce que je restais avec eux et surtout grâce à certains faits, comme les avoir défendus de la police qui les battait ou, pire, leur pointait un revolver sur la tempe ou dans la bouche.
Je commençais à parler avec les vendeuses du marché pour qu’elles leur donnent un peu à manger mais il commençait à être clair que pour faire réellement quelque chose il fallait une maison. J’ai rencontré le père Jesùs Arguete, un basque, curé de l’église de santo Domingo, qui m’a prêté une maison de l’église, dévastée par un tremblement de terre, presque qu’une ruine, sans eau ni lumière, seulement pendant le jour, pour leur donner à manger. Des centaines d’enfants arrivèrent et je ne pouvais en nourrir qu’une trentaine, qu’une quarantaine d’entre eux. Ce nombre-là atteint, je devais fermer les portes. Nous, nous restions au deuxième étage de la maison qui avait des fenêtres énormes, sans vitres.
Un jour est arrivée une pandilla, une bande, qui a commencé à nous lancer des pierres. Tous les petits, effrayés, se sont jetés par terre au centre de la pièce. En lorgnant de la fenêtre j’ai deviné qui étaient le chef, le Piri, et son lieutenant, Pichete, qui avait une crête blonde genre punk berlinois. Je suis descendue, je suis sortie par une fenêtre et je suis allée chez le Piri. « Toi, tu es le chef », lui ai-je dit. (Lui, il s’est gonflé d’orgueil ). « Pourquoi vous nous jetez des pierres ? » lui ai-je demandé. « Parce que nous avons faim ». « Mais moi je n’ai rien. Viens voir que je te montre », ai-je répondu. Le Piri a fait claquer ses doigts: tous se sont arrêtés de lancer les pierres. Lui et Pichete montent, je leur montre la casserole de riz vide. « Il y a à manger ici », dit-il. « Comment, ça ? ». C’est alors que j’ai appris la célèbre phrase, ’aquì està la raspa’. C’est-à-dire, la croûte qui reste sur le fond, une éspèce de bouillie. Le Piri a gratté tout le fond. « Je l’emporte ». « Tu vas la diviser avec Pichete ? » « Non, je vais la diviser avec eux tous. Je viendrai tous les jours prendre la raspa ». « D’accord, donne moi la main, parole de jefe que tu ne vas plus nous attaquer ». Il venait tous les jours, silencieux, comme un grand chef, et il repartait. Nous avions un toit, nous arrivions à nous en sortir, mais il était de plus en plus nécessaire trouver une vraie maison.
Au bout d’un certain temps, les paroissiens de l’église du père Arguete lui ont demandé de nous éloigner: ils disaient que les enfants avaient volé les bouchons des réservoirs de leurs voitures pendant qu’ils étaient à la messe. Nous avons organisé une rencontre, nous les avons écoutés. Moi, j’étais là avec tous les enfants et nous leur avons dit qu’ils nous paraissaient bien peu chrétiens. Ils nous ont permis de rester, mais il était évident que la situation ne pouvait plus durer davantage. D’autre part, les enfants ne pouvaient pas rester là après quatre heures de l’après-midi, mais ils arrivaient quand même, malgré mon absence.
Un jour, la police au Mercado a commencé à battre les enfants. Ils se sont alors réfugiés dans la maison et là aussi, ils ont été frappés. J’ai connu un italien de presque quatre-vingt ans qui avait une pizzeria et qui nous a prêté un bout de terre où nous avons construit une maisonnette. Elle était très petite, mais au moins nous pouvions y rester aussi pour dormir. Entre-temps, il me semblait clair que pour éloigner les enfants de la pega et de la rue, il fallait les emmener hors de Managua, les faire vivre libres, dans une véritable maison, sans voisins qui se plaignent chaque jour.
Pendant les vacances de Noël je suis rentrée en Italie et je suis allée chez la Communauté de Fiesole du père Balducci, avec lequel on s’était écris de lettres. Ce sont eux les premiers ainsi qu’un groupe qui s’était formé entre-temps à Cagliari, à m’avoir donné de l’argent. Quand je suis retournée au Nicaragua, j’ai acheté la moitié de la Finca de San Marcos avec cet argent. Le 7 février 1993, par une nuit radieuse, avec tous ces petits enfants entassés sur la camionnette, nous sommes arrivés à la Finca. Je me rappelle qu’avant d’arriver nous nous sommes arrêtés regarder les étoiles. Nous avions cinq couvertures de la Croix Rouge, les casseroles et rien de plus. Et nous sommes encore là.Courtoisie : Entrevue à Felinda Roccia de Francesca Caminoli pour ’Una città’